Peut-être êtes-vous déjà allé poster un message sur le site Viedemerde, du type de celui-ci : « Aujourd'hui, après avoir accepté, tout excité, la proposition de ma femme de le faire maintenant et dans toutes les pièces, j'ai compris qu'il s'agissait en fait du nettoyage de printemps. VDM. »
Il s'agit d'un site de partage d'anecdotes sur les petits ennuis de la vie quotidienne, dont chaque message commence par « Aujourd'hui », se termine par « VDM », et ne doit pas comporter plus de 300 signes.
Ses fondateurs, Guillaume Passaglia et Maxime Valette, deux jeunes mordus d'informatique, l'ont créé en 2008. Il a connu un véritable succès, puisque quelque deux mille histoires sont postées chaque jour. Les anecdotes ont été reprises dans des livres (plus de 700 000 ventes), des bandes dessinées ou des agendas.
Hélas, en 2012, les deux fondateurs constatent des ressemblances troublantes entre deux de leurs anecdotes et deux films publicitaires réalisés pour la marque Bahlsen, que diffusent des chaînes de télévision françaises telles que TF1, NT1 ou NRJ 12.
Le premier, intitulé Stage, met en scène un jeune homme qui dit, face à la caméra : "Hier j'étais malade, mon patron m'a appelé pour avoir le mot de passe de ma messagerie, mon mot de passe c'est 'Stage tout pourri'."
Le site Viedemerde, le 30 avril 2008, puis l'ouvrage Vie de merde, avaient publié l'anecdote suivante: "Aujourd'hui je suis malade. Mon boss m'appelle pour une urgence au boulot et me demande le mot de passe de mon ordi pour récupérer un e-mail important. Pas le choix, je le lui donne. Mon mot de passe est 'Job2merde'. VDM »
Le second, intitulé Laura, présente une jeune femme, face caméra, qui raconte l'anecdote suivante : « J'ai reçu un texto de mon mec qui dit 'Sophie j' te quitte'. Le truc, c'est que je m'appelle Laura."
Cela ressemble au style utilisé sur le site, mais pas à une anecdote précise.
La société Bêta et Compagnie, éditrice du site Viedemerde.fr, demande alors, par courrier recommandé, à la société Australie, qui a conçu les films pour Bahlsen, de cesser toute diffusion de Stage. Australie s'y refuse. Bêta et Compagnie l'assigne devant le tribunal de grande instance de Paris.
Elle demande aux juges d'interdire la diffusion des publicités, avec une astreinte de mille euros par infraction constatée.
Elle affirme que Viedemerde.fr est une "oeuvre collective", et que la société Australie s'est rendue coupable de "contrefaçon", en exploitant le film Stage. Elle réclame 137 000 euros au titre du préjudice patrimonial et du préjudice moral.
Subsidiairement, si le tribunal estime qu'il n'y a pas d'actes de contrefaçon, elle prie les juges de dire qu'il y a eu "parasitisme" à son détriment, et demande 100 000 euros.
Bêta et Compagnie considère par ailleurs que l'exploitation du film Laura constitue un "acte de parasitisme", et réclame encore 100 000 euros.
Australie répond que Bêta et Compagnie lance une procédure abusive, et lui demande 50 000 euros.
Le tribunal, qui a rendu son arrêt le 22 mai, estime que le contenu du site Viedemerde.fr n'est pas une oeuvre collective.
Selon l'article L113-2 du code de la propriété intellectuelle,
“Est dite collective l’œuvre créée à l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé."
Or, estiment les juges, si la condition relative au fait que l’œuvre est publiée, divulguée et éditée à l’initiative d’une personne et "sous sa direction" est remplie, celle relative au nom n’est pas remplie, puisque le site s’intitule "VDM";
mais surtout celle relative au fait que les contributions personnelles se fondent dans l’ensemble n’est pas davantage remplie.
En effet, si chaque internaute doit respecter le format élaboré par les fondateurs du site, sa contribution est publiée "sous son nom, son pseudo ou en indiquant qu’elle est anonyme, ce qui est encore une façon d’individualiser l’auteur".
"Les différentes contributions ne se confondent donc pas dans l’ensemble et le fait que chaque contribution ait une structure précise et similaire du fait du respect des instructions du format ne peut à lui seul suffire comme instructions données aux auteurs."
Puisque, selon les juges, Viedemerde.fr n'est pas une oeuvre collective, la société Bêta et Compagnie n'est pas titulaire des droits patrimoniaux sur l'anecdote de Stage, et Australie n'a pas commis d'acte de contrefaçon.
En outre, le tribunal estime que l'anecdote relative au stage, publiée sur le site Viedemerde.fr, "n'est pas originale dans sa forme, la concision du texte et la structure du récit ne révélant rien de la personnalité de l'auteur, seul l'événement relaté ayant un intérêt", et n'a pas à être protégée par le droit d'auteur.
Les juges estiment que Guillaume Passaglia et Maxime Valette "ne peuvent prétendre être les auteurs du site qui n'est, d'une part, qu'une reprise d'un site américain précédent" (Whathe fuck) "où chacun poste son message, et d'autre part, dont ils ne décrivent aucunement l'originalité".
Et le parasitisme ?
La société Bêta et Compagnie fait valoir que si l'anecdote de Stage n'est pas susceptible d'être protégée du droit d'auteur, elle constitue une valeur économique, qui a été parasitée sans bourse délier, par la société Australie. Elle indique que la notoriété acquise par ce type d'histoire sous ce format est le fruit de ses efforts.
"Le parasitisme est constitué lorsqu’une personne physique ou morale, à titre lucratif et de façon injustifiée, copie une valeur économique d’autrui, individualisée et procurant un avantage concurrentiel, fruit d’un savoir-faire, d’un travail intellectuel et d’investissements", disent les juges.
"En l’espèce", le site Viedemerde.fr "a connu un certain succès du fait de la publication des anecdotes et de la compilation qu'il en est faite; en raison de ce succès, le concept a été vendu à une chaîne de production qui traite les anecdotes comme l'a fait l'agence de publicité", constatent les magistrats.
"Il est ainsi démontré que le format (...) correspond à une valeur économique qui a un prix sur le marché". La société Australie " a copié cette valeur car elle était à la mode et avait donc toute chance d’attirer un public jeune friand du blog et de la série sans payer la moindre somme à l’auteur économique qui l’a développée".
"La faute étant constituée", le tribunal condamne Australie à payer ... cinq mille euros à Bêta et compagnie - on est bien loin des centaines de milliers d'euros réclamés!
Vraiment, une Viedemerde, doivent penser Guillaume Passaglia et Maxime Valette...
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